« Pas de contact en laisse ! »
C’est sûr, ça ?
Il n’est pas rare en balade de rencontrer quelqu’un qui, sans vous connaître ni vous ni votre chien, va vous demander (cordialement en criant de préférence) de détacher quand le sien est en train de foncer sur le vôtre. On vous dira, si votre chien réagit, que c’est parce que vous n’avez pas lâché sa laisse (ou si vous l’avez lâchée, que c’est parce que vous ne la lui avez pas enlevée). Bon, sachez que, si jamais vous avez écouté votre éducateur improvisé du jour et que les choses se passent mal, vous serez quand même en tort parce que vous aurez un chien « mal codé » (et ce sera de votre faute là aussi, car vous n’aurez pas assez détaché Médor durant sa vie – vous voyez le concept ?)
Généralement, cette personne bien pensante ne promène jamais son chien en laisse ou longe, car elle est persuadée qu’il doit pouvoir vadrouiller et communiquer librement pour être heureux et équilibré. « Librement », c’est le mot, car il n’a aucun rappel la plupart du temps… Juste un plus ou moins bon suivi naturel.
En dehors de ces conseillers du dimanche, vous pouvez aussi rencontrer des éducateurs bienveillants (et formés) qui vous recommanderont eux aussi d’éviter les contacts en laisse. Je les comprends ; il est effectivement plutôt censé d’apprendre à notre tout petit chiot qu’attaché, on ne va voir personne, pour ne pas le motiver à tirer vers tous les êtres vivants qui l’intéressent. C’est pratique. [Au passage, cela ne devrait pas pour autant signifier qu’une fois détaché, il peut aller à la rencontre de tout le monde.] Mais lorsque petit chiot a bien grandi… quelle stratégie adopter ?
Pourquoi ce conseil ?
L’idée est toute simple : la tension de laisse, considérée comme mal perçue par le chien, ajoute(rait) du stress au moment de la rencontre, car l’humain, possiblement inquiet lui aussi, aurait tendance à se crisper dessus. Ainsi, le niveau de tension est – en puissance - déjà très haut avant même que le contact n’ait lieu, parfois.
Par ailleurs, le chien, conscient d’être tenu (et retenu), sait (ou pense) qu’il ne peut pas prendre de distance et peut donc plus facilement réagir fort pour se dépêtrer de son « envahisseur », alors qu’il aurait pu décider de s’écarter, s’il avait été détaché. C'est d'autant plus valable s'il est attaché avec un lien court (moins de deux mètres).
La réactivité en laisse par besoin de se défendre naît justement d’une exposition répétée à ce schéma de rencontre où le chien attaché n’a jamais été d’accord pour que le contact ait lieu, mais n’a pas pu le dire ni réagir autrement qu’en chargeant.
Dans le fond, le mantra « pas de contact en laisse » a donc du sens.
Oui mais...
Premièrement, il ne tient qu’à nous de décider de travailler sur les tensions de laisse et de leur donner un sens neutre à positif pour le chien. C’est une des bases proposées pour les poilus « réactifs » : changer leur rapport aux tensions de longe, les dédramatiser, les rendre positives, même. Mais n’importe quel chien aurait selon moi besoin d’apprendre que « tension = message de l’humain », ne serait-ce que pour ne pas rappeler constamment le chien pour le rediriger. Et rien d’autre.
Pour ce faire, le gardien du chien peut tout à fait choisir de mettre une légère pression en orientant ses épaules dans une direction autre que celle que le chien suivait, en contexte neutre pour commencer. Il peut ainsi féliciter et renforcer le moment où le chien répond à la tension et se détourne. Pour ce chien, habitué à cette communication, il n’y a pas de raison que la longe tendue alimente un stress ou une excitation. En rééducation, les chiens en difficulté sont même ravis (ou en tout cas très coopératifs) face à cette proposition d’aller faire autre chose.
Ensuite, l’humain a la possibilité de travailler sur lui-même, sur son propre stress, créé lors des rencontres, qu’il y ait contact ou non. Il pourrait alors ne plus se crisper sur sa laisse à chaque difficulté possible. S’il a du mal avec ses propres émotions, il pourrait envisager de banaliser ses crispations lors de balades au calme, en s’agrippant soudainement à la laisse pour rien et en offrant à son chien un renforçateur de valeur dans le même temps. Avec du temps et beaucoup de répétitions positives, le chien serait alors désensibilisé à cette réaction – mais un travail sur l’humain resterait le bienvenu, ne serait-ce que parce que c’est plus agréable d’aller en balade avec le moins de stress possible !
Si ces protocoles ne sont pas mis en place, je serais curieuse de savoir comment les adeptes du « jamais de laisse dans les interactions » gèrent les rencontres et interactions de leurs ados de plus de 30kg.
Après tout, il semble normal qu’un jeune chien, ayant évolué dans ses premiers mois au gré de contacts plaisants, désormais en pleine période où son développement intraspécifique pèse plus lourd dans la balance que son envie de partage avec l’humain, soit désireux de rencontres et parfois maladroits, peu à l’écoute de ses congénères, tant il est enthousiaste. L’ado-chien sociable tend facilement vers le profil harceleur et, si ce n’est pas anormal, il n’est pas souhaitable non plus de le laisser faire n’importe quoi, ni pour lui, ni pour les chiens qu’il côtoie.
Alors, évidemment, si notre jeune turbulent de 20kg est sorti régulièrement avec de bons communicants canins de 30kg ou plus, il y a des chances pour que l’humain puisse garder les mains dans les poches et compter sur les adultes pour temporiser le petit jeune (et encore, car il faut qu’ils aient un profil particulier : qu’ils aiment profondément leurs congénères et qu’ils ne montent pas en agressivité facilement). Maintenant, si nous avons un cane corso de 40kg à 7 mois, ou même un croisé de 30kg particulièrement intense et remuant de 8 mois, comment fait-on ? Pour procéder comme avec le chien du premier exemple, il faudrait qu’on dispose d’au moins deux chiens adultes de plus de 35-40kg.
Deux chiens sociables.
Plutôt tranquilles.
Sûrs d’eux.
Patients.
Justement agressifs (au bon moment, à la bonne dose).
Pour information, en tant qu’éducatrice, en ce moment, je ne dispose d’aucun chien avec ce profil (et j’en vois 30 à 40 en même temps). J’ai bon espoir sur trois jeunes qui ont actuellement moins d’un an, mais qui forcément pour l’instant ont plus besoin d’être encadrés que d’encadrer…
Le profil idéal pour accompagner les jeunes chiens n’est, en soi, pas vraiment répandu. Les chiens moyens sont clairement les plus représentés dans la population canine. Je vous laisse en tirer des conclusions quant à nos chances de trouver des encadrants canins adaptés pour les plus gros gabarits.
Mais, admettons qu’on ait l’aubaine d’avoir ces perles rares sous la main. Cela ne signifie pas pour autant que notre ado-chien ne verra que ces individus-là, a priori. Alors avec les autres, le laissons-nous être impoli ? Carrément envahissant, au risque de bagarres et blessures ?
Arrêtons le massacre, intervenons !
Dans ma façon de travailler, peu importe le gabarit du chien, n’importe quel petit toutou sociable cherchant à jouer physiquement, sans évaluer la réceptivité de son semblable, se retrouve à un moment donné à être en laisse dans un contact et ce pour deux raisons :
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Je crois que l’on n’a pas le droit de mettre en difficulté nos adultes sous prétexte d’éducation. Je crois que, si nous avons besoin de leur participation (pas toujours appréciée, il est bon de le savoir) pour nous aider, le minimum est au moins de les protéger au besoin, pour éviter qu’ils ne deviennent injustement agressifs, à force de ne pas être écoutés. A titre d’exemple personnel, Guenji a un seuil de tolérance beaucoup plus élevé face à un chien attaché que s’il est en libre. Le fait de savoir qu’elle peut s’éloigner sans être poursuivie, que le petit agité a un champ d’action limité, la sécurise et lui permet de communiquer avec plus de patience et une montée plus mesurée dans l’agressivité (alors qu’elle peut passer de « je suis curieuse » à un pincement de truffe en deux secondes, si elle se sent acculée). Nagg, du haut de ses cinq kilos, est une chienne à qui il faut du temps pour décider de s’approcher ou non. N’importe quel chien curieux est trop intrusif à son goût, même si délicat. Le fait que l’inconnu soit en laisse lui permet de décider d’aller à sa rencontre, à son rythme, quelques fois.
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Je pense aussi que ce n’est pas rendre service au jeune de le laisser s’agiter, insister, alors qu’un congénère lui demande de l’espace. S’il n’apprend pas à tenir compte des signaux des autres, il risque fort de finir par avoir une très mauvaise expérience lors d’une rencontre. Parce que le « méchant » de l’histoire, quand l’ado-neuneu court sur un chien (attaché ou non) sans détecter aucune tension de sa part et que ce dernier lui bondit dessus voire le mord pour lui expliquer plus clairement les choses, ce n’est pas vraiment celui qu’on croit.
C’est un fait que je vérifie tous les jours : il est extrêmement difficile de trouver deux chiens (inconnus l’un pour l’autre) qui vont s’accorder parfaitement. Il y en a toujours un qui est plus faible, mentalement ou physiquement, donc qui subit l’autre passivement, cherche à fuir ou « joue » sans plaisir, juste pour se protéger, ou encore finit par se mettre en colère. Même quand on autorise un contact entre deux ados a priori aussi intenses et demandeurs l’un que l’autre, l’un des deux se retrouve généralement en difficulté. C’est normal ; aucune confiance préalable n’est établie entre les individus, donc un contact un peu trop brusque met tout de suite mal à l’aise celui qui a le moins de force (ou de conviction). Le problème, c’est que l’humain ne perçoit pas toujours le malaise qui s‘installe entre eux…
Pour intervenir, l’humain n’a pas beaucoup de solutions. Soit c’est vocal, par du rappel, des redirections – et pour cela, il faut que le chien soit réceptif à la voix humaine, même dans l’excitation de l’interaction - soit c’est physique, en bloquant la laisse quand le jeune fait abstraction de la communication de son congénère.
Étant donné que la majorité des ados n’est clairement pas disponible au rappel dans ce genre de situations, il ne nous reste que la laisse/longe comme outil de gestion. Avec certains individus, on peut la laisser au sol et la récupérer seulement quand le loustic s’emballe de trop, le temps de le faire redescendre en prenant un peu de distance, éventuellement avec l’aide d’une recherche de friandises. Avec d’autres, qui perdent les pédales au moindre contact tant ils sont émoustillés, on ne lâchera pas la longe, qui sera seulement tenue souple à chaque fois que le chien est respectueux de son semblable ou s’intéresse à autre chose et tendue pour l’inviter à prendre de la distance lorsqu’il n’est pas à l’écoute et a besoin de se calmer.
Cela fait plus d’un an que j’utilise ce système, même avec des chiens adultes, et, une fois la désensibilisation aux tensions de laisse validée, aucun chien ne « vrille » parce qu’il est attaché alors qu’un chien sans laisse vient le voir.
Cependant, il faut veiller à garder en laisse le bon chien, c’est-à-dire celui qui risque de ne pas être capable de prendre de distance quand c’est nécessaire. Ce n’est pas forcément le plus gros, ni le plus jeune. En fait, c’est toujours le plus motivé dans les contacts physiques, celui qui doit être attaché.
Bien sûr, dans un monde idéal, tous les chiens vivraient dans une famille adaptée, ayant de bonnes connaissances éthologiques. Une famille qui répondrait correctement à leurs besoins propres et accompagnerait donc des individus globalement stables, capables d’être à l’écoute, de l’humain ou des congénères. Ces chiens, évoluant librement du fait de cette neutralité face à l’environnement, choisiraient habilement les individus avec lesquels entrer en contact et passeraient leur chemin la plupart du temps. Ces chiens-licornes existent, mais ils sont très peu nombreux – en partie car ses familles sont très peu nombreuses, elles aussi.
Malheureusement, nous ne vivons pas dans ce monde. Partout, il y a des chiens qui manquent d’interactions et sont « fous » lorsqu’ils en veulent/en ont une, et d’autres qui ont multiplié les mauvaises rencontres et ne savent plus comment communiquer sans peur (sans agressivité démesurée). C’est sans oublier le poids de la génétique (des lignées) qui sont exposées à des environnements inadaptés et conduites par des mains sans expérience.
C'est finalement notre société, notre climat de vie, qui imposent parfois des rencontres en laisse. Qui veut rejeter l'idée n'a simplement pas conscience de l'impolitesse générale de la plupart des chiens et/ou n'a jamais eu à temporiser un individu réellement imposant.
Pour que tout le monde vive plus sereinement, il faudrait simplement faire en sorte que notre chien n’aille pas aux devants d’un individu attaché. Qu’on décide soi-même de le remettre en laisse par sécurité, de le garder au pied sans laisse car il sait faire ou qu’on soit absolument sûr qu’il n’ira au contact car il est timide ou peu attiré par ses semblables, peu importe. Mais notre chien, même sociable (surtout sociable), ne devrait pas s’imposer dans la bulle d’un duo qui n’a rien demandé, voire fait tout pour fuir ce type de rencontres. Après tout cela, si la personne en face - et son chien ! - sont d'accord avec l'idée qu'il puisse y avoir un contact, pourquoi pas, mais vérifions-le.
Margot Brousse ~ Freed Dogs
Article publié en février 2023
Relu en février 2024