L'équilibre dans la socialité
(et pas la sociabilité)
« Il faut sociabiliser votre chiot ! »
« Il doit rencontrer un maximum de congénères de toutes races et tailles,
de façon à pouvoir interagir correctement avec tous ! »
« Il faut qu’il voie des gens de tout âge et soit manipulé par tout le monde pour être sociable ! »
C’est globalement le discours actuel.
Il faut sociabiliser. Il faut bouger de chez soi, au plus tôt ; sortir dans tous les environnements, rencontrer, interagir.
Ce discours est louable, car bien intentionné. Pourtant, il est problématique à plusieurs niveaux :
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Il n’est pas respectueux de l’individu ; il ne tient aucunement compte du tempérament initial du chiot. Il est pourtant évident qu’on ne fait pas les choses de la même manière et au même rythme avec une petite tornade aventurière et un bout de chou qui stresse de tout.
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Il n’est pas vraiment sémantiquement adapté, parce que la sociabilité, c’est un trait de caractère, bien plus qu’un apprentissage. Il y a des humains plus ou moins avenants, tactiles, et c’est le cas chez le chien également. Des expériences positives ou négatives peuvent faire pencher la balance, surtout dans les premiers mois de vie, mais, fondamentalement, quand on le récupère, le chiot est d’un naturel sociable ou ne l’est pas (à cause d'un tas de facteurs en lien avec les conditions d'élevage et de sevrage).
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Il est surtout un peu à côté de la plaque, parce qu’avoir un chien sociable, c’est, à y réfléchir, rarement notre réelle volonté.
Socialité et sociabilité
Faisons d’abord la différence entre la socialité et la sociabilité, car elle est capitale.
La socialité est la capacité à être social, donc la capacité à communiquer, avec les espèces dont le chien est imprégné (a priori chiens et humains). Il n’y a par ailleurs pas besoin d’apprécier quelqu’un pour communiquer avec lui ; il suffit de savoir comprendre, « parler » et s’adapter sans se mettre en danger ou mettre en danger l’autre, idéalement.
La sociabilité est la capacité à être sociable aux espèces imprégnées, donc à les aimer, à rechercher leur contact, et même à avoir besoin d’interagir avec elles.
Selon ces définitions, nous avons peu de chances de rendre notre chien sociable au vétérinaire ou toiletteur, par exemple. C’est plutôt des personnes avec qui la relation risque de se dégrader, sauf peut-être pour les individus canins extrêmement joyeux et tactiles de nature. Ou si nous trouvons une personne souhaitant prendre le temps, avec nous, de s’occuper de notre loulou sans dépasser ses limites (après un travail de désensibilisation et/ou la mise en place d’exercices de consentement dans les manipulations). Motiver sa capacité à être social est en revanche plutôt une bonne idée, pour éviter les accidents : le chien préviendra de son inconfort selon une échelle graduelle.
Si nous y pensons, nous n’avons pas si envie d’un chien sociable à tout le monde tout le temps, de toute façon. Ce chien qui file malgré notre rappel vers les personnes croisées sur un chemin et leur saute dessus, ou s’invite carrément dans leur voiture, dans leurs jambes à la terrasse d’un café. Ce chien qui salue un peu trop jovialement nos invités et n’arrête pas de passer sa tête sous leur bras pendant toute leur visite, possiblement à table. Ce chien qui se précipite sur tous les chiens rencontrés, sans bien tenir compte du poilu à qui il a affaire. Le chien (trop) sociable, comme le chien agressif même si différemment, est un handicap ; on dit rapidement de lui qu’il est mal éduqué. C’est souvent un animal tellement excité face au stimulus humain et/ou canin qu’il est lui-même en inconfort (ou le devient rapidement car il est sermonné pour ses comportements envahissants).
Partant de ce constat, nous pourrions décider d’amener notre chiot à rester ou devenir social (et à composer avec sa sociabilité relative à l’individu). Ce qui signifie :
Avec l’humain
L’homme ne devrait ni apeurer le chien, ni l’exciter ; Toutou devrait pouvoir ignorer totalement les inconnus et faire assez peu cas de nos invités, passés les salutations (mesurées ou absentes)
→ Ce qui implique que les étrangers au groupe ne devraient pas avoir d’interaction ouverte avec le chiot. C’était l’objet d’un post Facebook récent auquel vous pouvez accéder. En résumé, le chiot sociable de base sera motivé dans son excitation par les multiples contacts riches en émotions et sera de plus en plus intense / le chiot timide pourra devenir réactif ou s’enfoncer dans sa réactivité et son manque de confiance en l’humain.
→ Chacun devrait rester à l’écoute du chiot, de ses signaux d’apaisement (malaise face à une personne, une approche, demande de mise à distance etc.) pour s’adapter à lui et lui montrer que sa communication a de la valeur (car elle est prise en compte). Parce que tant que le chien communique, même si c’est en grognant ou aboyant, il n’est pas dangereux : il exprime juste une émotion qu’il a besoin de faire sortir. En ne s’approchant pas et en ignorant la boule de poils angoissée, son comportement s’apaisera de lui-même (si on y travaille suffisamment tant qu’il est chiot).
Le chiot sociable de nature qui aura appris à être neutre vis à vis des humains (car ils auront été neutres avec lui) restera ravi qu'on lui propose un câlin, une fois cet apprentissage terminé. Le chiot craintif ou plus distant aura compris que les gens ne sont pas dangereux, pas même envahissants, et pourra apprécier de rester près du groupe sans se sentir menacé au moindre mouvement ou déplacement dans sa direction.
Avec les chiens
On recherche la même chose ! Plutôt une absence de réaction face aux chiens étrangers et un respect de la communication mutuelle de deux individus qui choisissent d’interagir.
→ Ne pas chercher à immerger le chiot dans des bains canins en clubs (qui ne régulent pas les contacts) ou balades collectives (souvent pleines de jeunes chiens qui, eux aussi, sont en train d’apprendre à communiquer, et pour le coup, pas correctement, comme des gamins sans surveillance dans une cour de récré)
→ Ne pas forcer les contacts, laisser le choix au chiot, prioriser et encourager les analyses à distance et les prises d’information olfactives (communication calme)
→ Protéger le chiot des chiens non tenus en laisse qui arrivent comme des boulets de canon sur lui, même s’ils sont « super gentils » et qu’ils ne lui feront « pas de mal ». Pas de mal physique, peut-être, mais la présentation restera au mieux incorrecte, au pire traumatisante si notre boule de poils est sensible de tempérament.
→ Préférer des rencontres peu nombreuses, avec un seul individu à la fois, de façon à mettre l’accent sur la qualité de l’échange. Selon le Dr Marina Gafagnoli qui travaille avec des chiens de refuge en Italie, il n’y a pas de souci à ne rencontrer qu’un chien par mois, tant que le contact est réellement profitable au chiot.
→ Ne pas laisser son chiot être une victime ni victimiser les autres. Un chiot peut être un vrai tyran, même avec un adulte : ne soyons pas d’accord avec ça ! Appuyons l’adulte, aidons votre chiot à respecter l’individu qu’il a en face, apprenons-lui à tenir compte des demandes d’arrêt et d’espace des congénères.
Et surtout, surtout, enlevons-nous de la tête qu’un chien a besoin à tout prix de contacts directs (et particulièrement de jeu) pour que son lien intraspécifique soit entretenu et satisfaisant.
Pourquoi favoriser une communication à distance
Prenons du recul et constatons simplement ce qu’il se passe dans la vie au sens large : chez tous les mammifères, il me semble, le jeu est un processus normal par le biais duquel les jeunes apprennent la communication essentielle avec leur espèce. Adultes impliqués et jeunes participent, de près ou de loin. C’est valable aussi chez l’humain, d'ailleurs : les enfants jouent avec leurs parents, puis avec d’autres enfants, plus ou moins physiquement ; il peut y avoir des altercations, via des jeux de rôle ou non. Bref, les contacts, par le biais d’objets parfois, sont assez physiques, avant tout parce que les capacités verbales sont limitées et les dimensions cognitives et spirituelles, peu élaborées. Mais avec les années et le développement de sa communication, l’humain ne joue plus ou très différemment, de façon plus indirecte et subtile. Il est ravi de passer un moment à discuter autour d’un café avec un ami de longue date, perdu de vue depuis un moment ; il est content de son déjeuner entre collègues ; il apprécie la soirée organisée à rire bruyamment et à se taquiner verbalement les uns les autres. Il a moins besoin d’explorer par son corps ; il réserve le partage tactile à ses proches.
Alors certes, le chien est un animal dont on a cultivé le côté juvénile pour plaire à l’humain, via les lancers de balle et autres. D’autant que sa personnalité immature a également tendance à le rendre docile, ce qui facilite l’éducation (et satisfait l’étrange besoin de contrôle de notre espèce). Mais ce n’est pas pour autant qu’un chien adulte a tout le temps envie et besoin de jouer, avec l’humain ou ses congénères. La communication du chien – sa capacité à interagir à distance et de manière pourtant très efficace – est bien plus étendue (et suffisante) qu’on ne le pense. Eux aussi, en vérité et par nature, appréci(rai)ent de passer un moment près « d’amis » à « discuter » sans forcément se toucher toutes les 10 secondes.
Mais voilà, l’humain aime voir son chien jouer avec un autre. Il trouve amusant de le voir courir comme un fou derrière le toutou du voisin, option clôture ou non. On lui a d’ailleurs répété que son chien DEVAIT voir des copains canins pour être épanoui. Alors, consciencieusement, il va en club de dressage ou fait des activités de groupe qui, la plupart du temps, excitent (voire frustrent) son chien, ce qui accentue l’excitabilité générale. Il demande à chaque propriétaire de chien croisé si son chiot peut être lâché un moment avec lui, sans bien prendre en compte la personnalité des individus.
Et non, ce n’est pas normal qu’un chien veuille jouer avec tout le monde ; ce n’est pas « bien » car cela peut même devenir dangereux, si Toutou appelle au jeu un chien extrêmement tendu qui le menace à peine il s’est approché. C’est finalement assez contre nature, même.
Ethologiquement, le chien n’est pas un animal de meute. Ce n’est pas un loup ; il ne chasse pas en groupe, il ne collabore pas avec d’autres membres pour une ressource. Une famille ne restera pas ensemble. La mère s’occupe seule de ses chiots et c’est fini. Le chien est indépendant et auto-centré. Il fait les choses pour lui-même. A moins qu’une ressource l’intéresse de manière virulente, il ne cherche pas le conflit ; il évite les problèmes. Il s’écarte, laisse de l’espace. C’est en tout cas ce qu’on observe chez les chiens ferraux, vivant près de l’humain mais pas attachés – au sens propre et figuré – à l’humain.
Alors pourquoi tant de profils réactifs ? Ils représentent au moins 80 % de ma clientèle, tout de même. Allant du chien qui grogne en laisse à chaque croisement, en passant par le chien qui tire comme un dingue en couinant quand il voit un autre chien, à celui qui agresse ouvertement, avec ou sans laisse, souhaitant ou non faire mal. C’est une réalité : trop peu de chiens savent gérer une rencontre.
L’humain et son mode de vie favorisent ces réactions disproportionnées. Au moment où il serait encore capable de faire le bon choix, le jeune chien n’a pas la possibilité de s’éloigner, de choisir de faire autrement que d’aller croiser ou rencontrer l’autre. Avec l’expérience, il part du principe qu’il va devoir affronter la situation ; c’est ce qu’on lui apprend, car on avance toujours dans la direction du chien en face, sans se poser de question. Cela peut l’exciter énormément, lui faire peur ou carrément le rendre agressif par anticipation.
Si depuis le début, le chiot avait pu analyser, anticiper, s'écarter, choisir de rencontrer l'autre ou non, et que son humain avait renforcé, au moins verbalement, les comportements sociaux calmes, tout en évitant les interactions physiques excitantes, il est probable que son chien ne serait pas dans cet état.
L'excitation face aux congénères comme base de réactivité et proactivité
J’ai longtemps pensé qu’un chien réactif n’avait pas eu assez de contacts (de qualité) lors de périodes essentielles de socialisation. Sauf que plus j’avance, plus je me forme, plus je laisse de choix, d’espace, aux chiens, et plus j’observe, plus je me rends compte que la majorité des réactifs que je côtoie – même ceux qui au début donnent l’impression de vouloir à tout prix aller au contact par excitation positive non contrôlée (donc elle n’est déjà plus vraiment positive, d’ailleurs) – sont simplement des chiens qui veulent la paix, qui ne veulent pas de contact, qui veulent faire leur vie sans qu’un chien vienne leur demander de jouer ou les renifler avec insistance. Mais ils SAVENT que l’autre va s’aventurer trop prêt ; ils en sont convaincus, à présent. Alors ils agressent, dans l’espoir de conserver un peu d’espace vital. Quand, à force de travail, leurs émotions sont moins fortes, qu’ils reprennent le contrôle de leurs actes, réalisent que tous les chiens ne rentrent pas forcément dans leur bulle, ils choisissent de rester au loin. Ils préfèrent ne pas entrer en contact. Et pourtant, ils peuvent communiquer ! Ils se remettent justement à communiquer autrement, plus calmement, notamment par marquages.
Il y a des chiens qui ont l’air de se mettre à jouer, dans une sorte de rapport de force, en cherchant à éviter de présenter l’arrière-main à l’autre, et en fait ils sont sur la défensive. Ils tentent de repousser physiquement car ils pensent ne pas avoir le choix. Ce fut récemment le cas de Joseph, croisé malinois-border vraisemblablement, qui, sous les yeux ébahis de son humain, pendant un cours, a regardé débarquer Guenji (qu’il avait rencontré une première fois : elle avait voulu "jouer", il n’avait pas voulu : fin de l’histoire, balade chacun de son côté), puis s’est détourné, a continué à renifler puis à avancer, alors qu’il a l’habitude de tirer comme un malade en pleurant quand il doit croiser un chien en promenade. Il se trouve que face à Nestor, bien plus sociable que Guenji, Joseph est en revanche allé au contact, en réponse à l'agitation du golden, prenant soin de ne jamais lui laisser accéder à son dos (signe d’insécurité). Il se mettait « debout » pour essayer de repousser physiquement Ness (tenu en laisse pour que Joseph puisse choisir de s’en aller sans être poursuivi). Tout ce qu’il voulait, c’est mettre à distance cet énergumène trop gros, trop démonstratif. Il était mal à l'aise de son exubérance et avait besoin de le stopper. Mais un autre œil humain aurait pu croire que les deux chiens jouaient, puisqu’aucun des deux ne cherchaient apparemment à faire cesser le contact. Il a fallu un moment au croisé pour se rendre compte qu’il pouvait s’écarter, que Nestor ne le suivrait pas. Après deux fois, il n’est plus revenu au contact.
S’il y a finalement quelque chose à retenir, c’est que les possibilités de choisir, dès chiot, sont primordiales. Choisir de s’approcher ou non. Choisir de seulement observer ou d’oser s’aventurer, d’expérimenter. Avec le soutien humain, qui sera là pour appuyer physiquement en suivant le petit timide et qui ne laissera pas sa tête brûlée agir n’importe comment.
Un humain, avec ou sans chien arrive en face ? Dès la première rencontre, mettez-vous sur le côté, attendez et voyez ce que votre chiot veut faire. Les premiers jours, le chiot file rarement se jeter dans la gueule du loup et vous pouvez facilement récompenser ce choix d’observer, de se sécuriser, de préférer son humain au stimulus environnemental. Il veut déjà aller voir tout le monde ? Faites-lui porter un dossard ordonnant de ne pas s’occuper de lui, dites aux gens de ne pas le toucher, insistez, vraiment. Si besoin, gardez-le prés de vous à chaque croisement pour que personne ne s’impose dans votre bulle commune et apprenez-lui à simplement regarder ou ignorer.
Attention, je ne vous incite pas à faire de votre chiot un petit sauvageon impossible à manipuler. C’est quelque chose qui se travaille, avec vous en premier lieu. Lui apprendre à rester calme pendant les caresses, les soins. Se former en medical training. Lui enseigner des positions de consentement pour connaître ses limites. Et pourquoi pas, ensuite, travailler avec une personne de confiance qui fera les manipulations selon vos indications alors que vous récompenserez les bonnes attitudes du petit loup ? C’est tout ce dont vous avez besoin chez le vétérinaire ou pour faire garder sereinement Toutou, plus tard.
Socialiser oui. Sociabiliser... pas vraiment. Ou pas comme on l’entend le plus fréquemment.
Margot Brousse Freed Dogs
Article publié en ? 2022
Revu en janvier 2024